Le lendemain matin, le lait et la viande avaient disparu.

Sur la pelouse, il y avait deux cadavres de femmes, mais le chien n’était pas là. Neville respira avec soulagement et remercia Dieu tout bas. Puis, aussitôt, il s’en voulut de ne pas avoir été éveillé lorsque le chien était venu. C’avait dû être après le lever du soleil, lorsque les autres étaient partis. L’animal avait sans doute, d’instinct, trouvé un moyen de leur échapper. Quel moyen ?

Un instant, Neville se demanda avec inquiétude si ce n’étaient pas les vampires qui avaient dérobé la nourriture, mais il eut vite fait de s’assurer du contraire : la viande avait été traînée sur le ciment, malgré les gousses d’ail répandues autour, et de légères éclaboussures indiquaient qu’une langue de chien avait lapé le lait.

Avant de prendre son petit déjeuner, il remplit le bol de lait et posa près de lui un autre morceau de viande. Il y ajouta même un bol plein d’eau.

Après une légère collation, il alla brûler les corps des deux femmes et, en revenant de la fosse crématoire, il s’arrêta dans une épicerie pour prendre quelques boîtes de biscuits pour chien, un savon spécial, un insecticide et une brosse métallique... En regagnant la voiture, les bras chargés, il se dit avec un vague sourire : « On dirait que j’attends la naissance d’un bébé... A quoi bon faire le malin ? Il y a un an que je n’ai pas été dans un tel état d’excitation... » La fièvre qui s’était emparée de lui lorsqu’il avait découvert le bacille au microscope n’était rien, comparée à celle qu’il éprouvait en pensant au chien.

Il rentra chez lui en conduisant comme un fou, et ne put se défendre d’un profond désappointement en constatant qu’on n’avait pas touché à la viande, au lait, à l’eau. Il avait beau se dire que même un chien affamé ne mange pas sans arrêt...

Il était dix heures et quart. L’animal reviendrait quand il aurait faim. « Patience, se dit Neville. Aie au moins cette vertu-là... » Il rangea ses emplettes et passa l’inspection de la maison et de la serre. Pas de nouveaux dommages sérieux. Il se mit à la « corvée ail », tout en se demandant une fois de plus pourquoi les vampires n’avaient jamais tenté de mettre le feu à la maison, ce qui eût semblé une excellente tactique. Avaient-ils également peur du feu ? Ou étaient-ils, simplement, trop stupides pour y penser ? Après tout, leur cerveau ne devait plus fonctionner normalement, lui non plus, en raison des modifications métaboliques provoquées par le passage de la vie à un état de mort animée... Mais non, cette théorie ne tenait pas : la nuit, autour de la maison, il y avait aussi des « vivants », dont le cerveau ne devait pas être atteint.

Il cessa d’y penser. Il n’était pas d’humeur à réfléchir. Il passa le reste de la matinée à préparer de nouveaux chapelets d’ail. Un moment, il se demanda si, comme le disait la légende, les fleurs d’ail avaient la même efficacité que les gousses. Pourquoi pas ?

Après le déjeuner, il se mit à guetter par le judas. Tout était silencieux. On n’entendait que le léger ronflement du système de conditionnement d’air.

 

Le chien fit son apparition vers quatre heures.

Neville sortit brusquement de sa somnolence et l’observa intensément. L’animal approchait lentement, prudemment de la maison, l’œil méfiant. Il boitillait. Neville souhaita pouvoir le soigner et s’assurer ainsi son affection. Il pensait à Androclès et au lion...

Il se contraignit à ne pas bouger, à ne faire aucun bruit. D’être là, à regarder le chien laper son lait et avaler la viande lui procurait un incroyable sentiment de bonheur et de sécurité, et il souriait doucement, sans même s’en rendre compte.

Sa gorge se serra lorsque l’animal, son repas terminé, s’éloigna de la maison. Neville bondit vers la porte. Puis il s’arrêta. Ce n’était pas ce qu’il fallait faire. Il effraierait le chien. Mieux valait le laisser aller... Il revint au judas et le regarda partir avec tristesse. « C’est mieux ainsi, se répéta-t-il. Comme ça, il reviendra encore... »

Il se versa un peu d’alcool mélangé d’eau et s’assit. Il se demandait où le chien passait ses nuits. L’animal devait être passé maître dans l’art de se cacher, pour avoir réussi à leur échapper si longtemps... Sans doute représentait-il une de ces exceptions qui confirment les règles. Mais la chose, fût-elle un simple hasard, donnait à penser : si un chien, avec son intelligence bornée, purement instinctive, avait réussi à survivre, pourquoi un être doué de raison n’y aurait-il pas réussi a fortiori ?

Neville ne se laissa pas hypnotiser par cette pensée. L’espoir qu’elle autorisait était dangereux... Il ne fallait surtout pas céder à ce genre de mirage.

 

 

Le chien revint, le matin suivant.

Cette fois, Robert Neville ouvrit la porte et se montra. Aussitôt l’animal détala comme un fou. Neville s’y attendait. Il résista à la tentation de le poursuivre. Le plus lentement, le plus naturellement qu’il put, il s’assit sur les marches du porche. De l’autre côté de la rue, le chien courait entre les maisons. Bientôt il disparut. Neville demeura un quart d’heure sans bouger puis rentra.

Après le déjeuner, il remit de la nourriture sur le porche.

Le chien revint encore à quatre heures. Neville attendit qu’il eût fini de manger puis sortit de nouveau. Une fois de plus le chien déguerpit. Mais cette fois, voyant qu’on ne le poursuivait pas, il s’arrêta sur l’autre trottoir, et regarda vers la maison.

— Ça va, mon vieux ! cria Neville, mais au son de sa voix, l’animal s’enfuit.

Neville se rassit sur son seuil, les dents grinçantes d’énervement, près de maudire ce sacré froussard de chien. Mais il se força à imaginer tout ce qu’il avait dû subir ; les nuits interminables, passées à se tapir dans l’obscurité, à se cacher Dieu savait où tandis que rôdaient les vampires, la recherche de sa nourriture, la lutte pour l’existence dans un monde sans maîtres, prisonnier de vieilles habitudes de dépendance... « Pauvre vieux, pensa enfin Neville... Je te ferai oublier tout ça. »

Après tout, peut-être un chien avait-il plus de chances de survivre qu’un être humain, dans ce monde absurde ? L’animal était plus petit, il pouvait donc se cacher plus aisément. Et son flair devait le servir... Mais ces pensées n’étaient pas agréables à Neville. En dépit des arguments de sa raison, il avait toujours vaguement espéré qu’il trouverait un jour un autre « survivant » pareil à lui, un homme, une femme, un enfant. Peu lui importait son âge ou son sexe. Parfois, il en rêvait tout éveillé. Plus souvent, pourtant, il s’efforçait de se faire à l’idée que, comme il en était sincèrement convaincu, il était le dernier homme sur la Terre  – du moins sur la partie de la Terre qu’il pourrait jamais connaître.

Ses réflexions lui avaient fait oublier l’heure. La nuit commençait à tomber. Soudain, il vit Ben Cortman traverser la rue en courant, venant dans sa direction.

— Neville ! Neville !

Il bondit à l’intérieur de la maison et referma la porte avec soin. Ses mains tremblaient un peu.

 

* * *

 

Plusieurs jours de suite il sortit, au moment où le chien achevait de manger. Chaque fois, sa vue faisait détaler l’animal, mais, à mesure que les jours passaient, il courait moins vite et, bientôt, il s’arrêta au milieu de la rue et se mit à aboyer en direction de Neville. Celui-ci ne bougeait toujours pas du porche de la maison. On eût dit qu’ils jouaient à quelque jeu.

Puis, un jour, Neville alla s’asseoir sur les marches avant l’arrivée du chien et, lorsque celui-ci apparut, il y resta. Pendant près d’un quart d’heure, l’animal erra aux alentours, sans oser approcher de la nourriture et de l’homme. Machinalement, Neville croisa les jambes. Ce geste suffit à faire déguerpir le chien cinquante mètres plus loin.

— Ici, mon vieux ! dit Neville. Viens manger, comme un bon toutou...

Dix autres minutes passèrent. Le chien se rapprochait avec méfiance. Lorsqu’il fut sur la pelouse, il s’arrêta un long moment. Puis, lentement, très lentement, posant avec circonspection une patte devant l’autre, il se remit en mouvement, sans quitter Neville des yeux.

— C’est ça, dit celui-ci d’une voix douce, c’est ça, tu es un bon chien...

Cette fois l’animal ne sursauta pas au son de sa voix, mais il hésita à faire les derniers pas qui le séparaient de la viande et du lait.

— Allons, murmura Neville, viens manger...

Et, soudain, le chien bondit, saisit la viande entre ses dents, et l’emporta à toutes jambes de l’autre côté de la rue. Neville éclata d’un rire satisfait.

— Espèce de chenapan ! dit-il amicalement.

Toujours immobile, il regarda le chien avaler sa viande, les yeux toujours fixés sur lui. « Profites-en, pensa-t-il... A partir de demain, tu auras de la vraie nourriture de chien. Je ne peux tout de même pas te sacrifier toutes mes réserves de viande ! »

Lorsque le chien eut fini de manger, il revint vers la maison avec moins d’hésitation. Neville ne bougea pas. Son cœur battait plus fort. L’animal avait moins peur de lui. Il se sentait presque heureux.

— Bois ton eau, maintenant, dit-il. Allons...

Et il sourit avec ravissement en voyant l’animal dresser l’oreille : il l’écoutait !

— Allons, viens ici... Je ne te ferai rien...

Le chien approcha du bol et se mit à boire, tout en le guettant du coin de l’œil.

— Tu vois, je ne bouge pas, dit Neville...

Sa voix lui paraissait étrange. Il y avait près d’un an qu’il n’en avait pas entendu le son naturel. C’était long, un an. « Quand tu vivras avec moi, je te parlerai tout le temps... » pensa-t-il. Puis, quand le chien eut fini de boire, il dit encore, d’un ton engageant :

— Viens ici, viens...

Il se frappa doucement sur la cuisse. Le chien le regardait avec curiosité, l’oreille dressée. « Ces yeux, pensa Neville... Tout ce qu’il y a dans ces yeux : de la méfiance, de la peur, de l’espoir, de la solitude — Pauvre petit bonhomme ! »

Enfin, il se leva. Le chien détala. Neville le regarda courir, en hochant la tête...

Plusieurs jours passèrent encore, et le même manège se répéta. A mesure, Neville parlait au chien plus haut, plus longtemps, et, chaque jour, il s’asseyait un peu plus près de la nourriture, jusqu’à ce qu’il n’eût plus qu’à tendre la main pour toucher l’animal. Mais il se garda encore de le faire, si difficile, si tentant que ce fût. Il ne voulait pas effrayer le chien à nouveau. Il attendrait que celui-ci fût tout à fait rassuré, tout à fait habitué à lui. Alors, il pourrait se risquer à le caresser...

 

* * *

 

Et puis, un matin, le chien ne vint pas.

Neville passa une journée épouvantable, à se demander ce qui avait pu lui arriver, à battre les environs, à l’appeler sans arrêt.

L’animal ne reparut pas davantage l’après-midi, ni le lendemain matin. Neville était désespéré. « Ils l’ont eu, se disait-il... Ils l’ont eu, les ignobles bâtards... » Et malgré tout, il n’arrivait pas à y croire, il ne voulait pas y croire.

L’après-midi du deuxième jour, il était dans le garage lorsqu’il entendit un léger bruit sous le porche. Il se précipita. Le chien était occupé à vider le bol d’eau...

— Enfin, te voilà ! cria Neville.

Le chien fit un bond en arrière. Le cœur de Neville sauta dans sa poitrine.

— Non, dit-il d’une voix brisée... Non, ne pars pas...

Lentement, il alla s’asseoir à sa place habituelle. Il tremblait comme une feuille. Le chien se rapprocha et se remit à laper l’eau. Neville, cette fois, ne put résister à la tentation. Il tendit la main. L’animal recula à nouveau, montrant les dents et, cette fois, s’en alla pour de bon.

Le soir, en se couchant, Neville se dit qu’il fallait qu’il trouve un moyen de s’emparer du chien. Le moment était venu.

 

* * *

 

Il passa plusieurs jours encore à imaginer toutes sortes de pièges, mais aucun ne le satisfaisait. Leur seul effet eût été de terroriser l’animal.

Et finalement, un après-midi, il n’y tint plus. Tandis que le chien lapait son eau, il bondit et se saisit de lui.

L’animal essaya de mordre, mais Neville réussit à lui saisir le museau. Le corps du chien était secoué de terribles frissons. Neville l’emporta rapidement dans la maison et le déposa sur une couverture qu’il avait préparée à son intention. Dès qu’il l’eut lâché, le chien essaya à nouveau de le mordre, puis se rua vers la porte. Neville bondit et réussit à la refermer avant qu’il l’atteignît. Alors l’animal alla se cacher sous le lit.

Neville se mit à genoux.

— Viens, dit-il plaintivement. Viens ici. Tu es malade, mon vieux. Je vais te soigner...

Le chien ne bougeait pas. Neville alla chercher du lait, un morceau de viande, les posa près du lit.

— Pourquoi n’as-tu pas confiance en moi ? murmura-t-il...

 

* * *

 

Neville était en train de dîner, dans la cuisine, lorsqu’il entendit un bruit anormal, ponctué de cris plaintifs, dans le living-room. Il se précipita.

Dans un coin de la pièce, près de l’établi, le chien grattait frénétiquement le plancher, comme s’il eût essayé de creuser un trou. Lorsque Neville alluma, il le regarda avec des yeux terrifiés.

Et Neville comprit la raison de sa terreur : la nuit était tombée, et l’animal, d’instinct, essayait de se cacher pour leur échapper...

Alors, Neville eut une idée. Il prit une couverture sur le lit et la jeta sur le chien. Puis il le prit dans ses bras, ainsi enveloppé. L’animal se mit à gigoter désespérément, mais Neville le tenait étroitement serré contre lui. Et il lui parla, longuement, doucement.

— Allons, mon vieux, allons... Tout va bien, maintenant. Personne ne te fera de mal... Allons, calme-toi... Tout va bien. Je vais m’occuper de toi. Tu seras tranquille, désormais...

Il parla pendant près d’une heure, à voix basse, comme s’il eût voulu hypnotiser le chien. Et, peu à peu, le tremblement de l’animal s’apaisa.

Lorsqu’il reposa enfin, paisiblement, sur les genoux de Neville, celui-ci sourit doucement :

— C’est ça... Tu es un bon chien ? Tu es mon chien, maintenant, n’est-ce pas ?

Il était près de onze heures du soir lorsque Neville, précautionneusement, se risqua à écarter un coin de la couverture.

Le chien frémit un peu, montra les dents, mais Neville recommença à lui parler. Un peu plus tard, il lui caressa la tête, doucement, en lui souriant.

Le chien leva les yeux sur lui, des yeux humides, encore craintifs. Et, soudain, il se mit à lécher la main qui le caressait.

Neville sentit sa gorge se serrer, et ses yeux se remplirent de larmes...

 

* * *

 

Quelques jours plus tard, le chien était mort.

Je suis une légende
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